Même dans un contexte économique difficile, rompre une relation d’affaires avec un distributeur, un fournisseur, un prestataire ou un sous-traitant doit être anticipé avec prudence pour ne pas tomber sous le coup du délit civil de rupture brutale des relations commerciales établies qui peut être sévèrement sanctionné par des dommages et intérêts.
Il existe un ensemble de règles édictées par l’article L 442-6, I 5° du Code de commerce et précisées par une jurisprudence dense. Quels enseignements est-il possible de tirer aujourd’hui pour limiter le risque de condamnation du côté de l’auteur de la rupture ou pour en anticiper les conséquences du côté de la victime ?
Le principe reste la liberté de rompre une relation commerciale ; la rupture n’a pas à être motivée mais doit être annoncée à l’avance.
C’est l’article L 442-6, I, 5° du Code de commerce qui sanctionne le fait de rompre brutalement même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale :
« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers […] de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels […] ».
Le délit de rupture des relations commerciales existe depuis 1996 (Loi Galland) et visait à l’origine le rééquilibrage des relations commerciales entre la grande distribution et ses fournisseurs, en vue notamment de protéger ces derniers contre les déréférencements abusifs.
Depuis, et à quelques exceptions près, ce sont toutes les relations d’affaires entre deux professionnels qui sont concernées.
S’agissant de dispositions d’ordre public, il ne peut y être dérogé au moyen d’une clause contractuelle.
Seuls deux cas prévus par la loi permettent de résilier sans préavis :
- l’hypothèse de l’inexécution par l’autre partie de ses obligations, étant précisé que l’inexécution doit revêtir un degré de gravité suffisant et caractériser un manquement grave aux obligations contractuelles justifiant la rupture des relations commerciales sans préavis (Cass. Com., 9 juillet 2013 – n° 12-21.001) ;
- l’hypothèse du cas de force majeure caractérisé par un événement imprévisible, extérieur et irrésistible.
Quels sont les acteurs concernés par cette réglementation ?
•L’auteur de la rupture peut être producteur, commerçant, industriel, personne immatriculée au registre des métiers ; quelle que soit la qualité de l’auteur dans le cadre de la relation (fournisseur ou acheteur), les deux parties sont concernées et s’exposent à se voir reprocher la mise en œuvre d’une rupture brutale.
Sont exclues les personnes morales de droit public, les professions libérales, les associations.
•La victime de la rupture, partie à la relation d’affaires, ne doit pas forcément être commerçante ; ainsi il a été jugé que la rupture des relations entre une société commerciale et un architecte relevait de la réglementation liée à la rupture brutale des relations commerciales (Cass. com., 16 décembre 2008 – n° 07-18.050).
S’agissant de relations d’affaires, les consommateurs sont exclus.
De même sont exclus, les médecins, notaires, avocats et conseils en propriété industrielle.
Le statut de victime peut même être reconnu à des personnes tierces au contrat :
- un tiers peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice (Cass. com., 6 septembre 2011 - n° 10-11.975) ;
- un sous-traitant du co-contractant ayant subi un préjudice ayant pour origine la rupture brutale des relations commerciales a été reconnu comme étant fondé à obtenir l’indemnisation de son préjudice (CA Paris, 27 février 2014- RG n° 12/04804).
De quelles relations commerciales s’agit-il ?
La règle vise les relations commerciales établies.
A priori toutes les relations commerciales sont concernées qu’elles soient régies par un contrat ou non ; peu importe qu’il y ait un contrat formalisé par écrit ou qu’il s’agisse d’un simple courant d’affaires, pourvu que la relation d’affaires ait un caractère « suivi, stable et habituel », pour reprendre les termes issus du rapport annuel de 2008 rendu par la Cour de Cassation.
Le champ d’application est très large et ne se limite pas aux seules opérations d’achat et de revente de marchandises. Tous les types de relations commerciales (vente de biens, fourniture de services) entre deux professionnels, revêtant un caractère indiscutablement commercial dans laquelle la victime de la rupture persuadée de la stabilité de la relation pouvait légitimement en espérer la poursuite sur les mêmes bases.
Depuis 2009, une succession de contrats ponctuels peut être suffisante pour caractériser une relation commerciale établie (Cass. com., 15 septembre 2009 – n° 08-19.200)
En cas de succession de contrats, la jurisprudence apprécie différemment l’existence du délit selon qu’elle s’appuie sur l’existence d’une relation commerciale établie ou sur le caractère brutal ou non de la rupture.
Ainsi, il n’a pas été reconnu de caractère brutal à une rupture de contrat issu d’une succession d’accords verbaux, de contrats à durée indéterminée puis de contrats à durée déterminée, cette rupture ayant été jugée « ni imprévisible, ni soudaine, ni violente et que la partie lésée ne pouvait raisonnablement anticiper une continuité de la relation commerciale pour l’avenir » (Cass. com. 20 novembre 2012 – n° 11-22.660).
De même, la rupture d’une relation précaire n’a pas non plus été jugée brutale en raison du caractère précaire de la relation lié aux usages de la profession (domaine audiovisuel) ; la victime ne pouvait s’attendre à la stabilité de la relation qui revêtait un caractère précaire exclusif de l’application de l’article L 442-6, I 5° du Code de Commerce (Cass. com. 12 février 2013 – n° 12-13.819).
En revanche, le préavis contractuel a été jugé insuffisant dans une autre affaire (dite Nestlé) en précisant les contrats successifs à prendre en compte (poursuite d’une relation initialement nouée avec une autre société) pour reconstituer l’ensemble de la relation commerciale établie (Cass. com., 25 novembre 2012 – n° 11-24.301).
Plus récemment, il a été jugé par la Cour d’Appel de Paris qu’une succession de contrats ponctuels pouvait être suffisante pour caractériser l’existence d’une relation commerciale établie si l’une des parties pouvait légitimement considérer que cette suite de contrats avait vocation à perdurer dans le temps (CA Paris 11 septembre 2014 – RG n° 13/04053).
⇒Au regard de ces arrêts, il apparaît difficile de définir de façon précise les contours du risque en matière de relations précaires puisque ce caractère précaire issu de la forme contractuelle choisie peut être remis en cause par les juges en cherchant à analyser la volonté des parties.
Quel type de rupture est visé par la réglementation ?
La rupture ne doit pas être brutale et la difficulté réside dans l’appréciation du caractère brutal ou non de la rupture. De façon générale la rupture est qualifiée de brutale en l’absence de préavis ou en cas de préavis insuffisant.
Le respect d’un préavis suffisant est destiné à permettre au partenaire de se réorganiser notamment pour trouver d’autres partenaires.
La rupture sanctionnée peut être partielle ou totale : une diminution significative de commandes ou un déréférencement partiel de produits nécessitent le respect d’un délai de préavis suffisant (Cass. com., 24 septembre 2013 – n° 12-24.155).
De même, lorsqu’une partie décide de procéder à une modification substantielle du contrat (modification des conditions financières de la relation commerciale), elle doit en informer son partenaire pour ouvrir avec lui des négociations suffisamment en amont ; à défaut, le partenaire pourra estimer que la modification proposée constitue une décision délibérée susceptible d’être requalifiée de rupture partielle de la relation commerciale au sens de l’article L 442-6, I, 5° du Code de commerce (Cass.com., 20 mai 2014 – n° 13-16.398).
Toutefois, les magistrats ont jugé, dans le contexte de la crise économique de 2008, qu’une diminution significative de commandes n’était pas suffisante pour caractériser une rupture brutale des relations puisque l’auteur de la rupture, victime d’une diminution de ses propres commandes, n’avait pas le choix de poursuivre ou non les relations (Cass. com. 12 février 2013 - n° 12-11.709).
Quelle est la durée raisonnable du préavis ?
Le délai de préavis minimal est fixé en fonction des usages et en application d’accords interprofessionnels ou d’arrêtés ministériels pris à cet effet.
Il existe des durées spéciales de préavis :
- le délai de préavis est doublé lorsque la relation commerciale concerne la fourniture de produits sous la marque du distributeur ;
- en cas d’enchères à distance, le délai de préavis est doublé si le préavis initial est inférieur à six mois et d’une durée minimale d’au moins un an dans les autres cas.
La durée du préavis est appréciée par les magistrats qui examinent la durée totale de la relation commerciale mais aussi le degré de dépendance économique du partenaire commercial, les difficultés d’écoulement des stocks, les perspectives de reconversion, la nature des produits, , …
La moyenne du préavis accordé par les juges est d’un mois par année d’ancienneté des relations.
Le délai de préavis suffisant s’apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture sans tenir compte des éléments survenus après la rupture (reconversion ou changement d’activité dans des conditions favorables) (Cass. com., 9 juillet 2013 – n° 12-20.468).
L’existence d’un délai de préavis contractuel ne dispense pas la juridiction d’examiner si ce délai de préavis tient compte de la durée de la relation commerciale et d’autres circonstances au moment de la notification de la rupture (Cass. com., 22 octobre 2013 – n° 12-19.500). Dans cette espèce, le préavis contractuel n’avait pas été respecté mais il a été jugé suffisant compte tenu notamment de la faible ancienneté des relations commerciales établies (réduction du délai de préavis contractuel).
Ainsi le juge doit examiner si le délai de préavis contractuel tient compte ou non de la durée de la relation commerciale et des circonstances importantes au moment de la notification de la rupture ; si ce n’est pas le cas, le préavis contractuel doit être écarté.
Quel est le formalisme requis pour notifier la rupture ?
La rupture doit être notifiée par écrit et ce formalisme a été rappelé par la jurisprudence (Cass. Com. 24 septembre 2013 - n° 12-24.538).
La notification d’un recours à un appel d’offres fait courir le délai de préavis (CA Paris 22 janvier 2014 n°12/05810 et Cass. com., 22 octobre 2013 - n° 12-25.992).
Comment évaluer le préjudice subi par la victime ?
Le préjudice n’est pas celui causé par la fin de la relation commerciale établie mais celui causé par la brutalité de la rupture ; il s’agit du gain manqué pendant la période de préavis qui aurait dû être observée.
En cas d’insuffisance du préavis, le préjudice en résultant est évalué en fonction de la durée du préavis jugé nécessaire (Cass. com., 22 octobre 2013 - n°12-28.704) et en général évalué en considération de la marge brute escomptée par l’entreprise durant la période d’insuffisance de préavis calculée sur la moyenne des trois derniers exercices clos.
Quelle est la portée de la réglementation dans le cadre d’une rupture de contrat de dimension internationale ?
Il a été jugé possible pour un distributeur chilien de se prévaloir de l’article L 442-6, I°, 5 du Code de Commerce pour mettre en jeu la responsabilité de son partenaire fournisseur français auteur de la rupture en considérant que le dommage était survenu en France (Cass. com., 25 mars 2014 – n°12-29.534).
De même, il a été jugé que la loi française s’appliquait dès lors que l’activité du fournisseur (victime de la rupture) se situait en France, lieu du dommage résultant de la brutalité de la rupture (Cass. com., 20 mai 2014 – n°12-26.705).
Comment réduire le risque de responsabilité ?
L’incitation à la prudence est de mise pour mettre fin à une relation commerciale établie ou remettre en cause les conditions commerciales ou financières d’un contrat en cours, puisqu’une multitude de contrats relève des dispositions de l’article L 442-6, I 5° du Code de commerce.
L’entreprise qui souhaite mettre fin à une relation commerciale doit adresser à son partenaire commercial un préavis écrit suffisant.
Comment anticiper les conséquences d’une rupture subie ?
L’entreprise susceptible d’être victime d’une rupture doit à titre préventif évaluer sa dépendance économique pour mieux anticiper l’avenir et le cas échéant diversifier sa clientèle ainsi que veiller au déréférencement progressif.
En conclusion, au regard du vaste champ d’application de l’article L 442-6, I 5° du Code de Commerce, de la tendance jurisprudentielle permettant d‘élargir la relation commerciale établie au-delà des parties initiales et laissant place à l’incertitude quant au délai raisonnable du préavis à donner, mettre fin à une relation d’affaires nécessite impérativement de l’anticipation au moyen d’un audit des contrats en cours, permettant d’analyser de façon approfondie chaque relation d’affaires dans sa globalité pour mieux identifier les risques encourus côté auteur ou victime de la rupture.